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D’un conflit invisible à ses effets, ou : comment passer sous silence les conditions d’existence de la population et les mobiles des acteurs de la grève.
Grève générale en Guadeloupe : France 2 comme TF1 ?
Publié le 2 mars 2009 par Julien Sergère, Ugo Palheta
« Grève générale en Guadeloupe : TF1 en panne d’essence, et privée de shopping », écrivions-nous ici même, en guise de titre d’un article consacré à la « couverture » du conflit. France 2 a-t-elle fait entendre une voix propre et permis de s’informer véritablement sur les causes de ce mouvement, massif et durable, de grève générale et les raisons d’agir des grévistes ? Force est de constater qu’il n’en est rien et que, s’il est abusif d’affirmer que rien ne distingue en général les programmes de France 2 de ceux de TF1 [1], les journaux télévisés des deux chaînes, particulièrement de 20 heures, présentent de pénibles similitudes. La grève générale en Guadeloupe, puis à la Martinique, a permis hélas de le vérifier.
Pendant les trois premières semaines de ce conflit social exceptionnel, l’information sur TF1, livrée au compte-goutte, a surtout été l’occasion de ressasser la pénurie de carburant et les tourments de l’industrie du tourisme. Qu’en a-t-il été sur le service public d’information, et plus précisément dans les journaux télévisés – de 13h et de 20h – de France 2 ?
I- 20 janvier-1er février : Dix jours de tourisme médiatique
Journalisme de carte postale « un peu gâchée »
Jusqu’au 26 janvier, TF1 n’avait consacré à la grève générale qu’1 minute 23 d’information, avant de ne s’intéresser jusqu’au 1er février qu’aux effets de la grève. Or, la grève générale, pendant ces dix jours n’a pas plus intéressé la rédaction du « 20h » de France 2 que celle de TF1.
La première semaine donne ainsi lieu à une unique remarque de 15 secondes (le 21 janvier) : David Pujadas évoque « une amorce de durcissement au 2nd jour de la grève générale en Guadeloupe », sans qu’on nous dise d’ailleurs quoi que ce soit de la situation initiale par rapport à laquelle la grève se serait « durci e ». La tempête dans le sud de la France ayant pris la suite de l’élection d’Obama comme événement médiatique « incontournable » (tellement « incontournable » qu’on en oublie tout le reste), on notera le mutisme total du « 20h » sur la manifestation guadeloupéenne du 24 janvier. Celle-ci ayant rassemblé 25 000 personnes dans une île en comptant 410 000, elle a pourtant ouvert un cycle de manifestations de plus en plus suivies ; mais les téléspectateurs de France 2 n’en sauront évidemment rien.
Les jours suivants, la grève générale ne s’attire pas un suivi médiatique plus vigoureux puisque seulement deux « sujets » (le 28 et le 31 janvier), respectivement de 20 et 15 secondes, lui sont consacrés. De ce mouvement social qui s’approfondit depuis près de 2 semaines, les téléspectateurs du « 20h » de France 2 ne sauront dès lors que deux choses :
« Les files d’attentes, vous le voyez, sont impressionnantes. Se déplacer est devenu presque impossible » (28/01).
« L’île reste paralysée alors que les syndicats viennent de rejeter la proposition d’une enveloppe de 54 millions d’euros pour sortir de la crise » (31/01).
Il faut sans doute parler ici d’un véritable travail d’invisibilisation médiatique du conflit social dont s’acquittent les journalistes, volontairement ou pas, ; un travail dont les effets sont loin d’être négligeables tant il est vrai que la force symbolique d’un mouvement social dépend en partie de sa capacité à rendre publiques les revendications qu’il porte et à faire reconnaître sa légitimité. Si Nicolas Sarkozy peut affirmer que « quand il y a une grève aujourd’hui, personne ne s’en aperçoit », les grands médias – dont France 2 – n’y sont certainement pas pour rien. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre des victoires remportés par cette mobilisation que d’avoir contraints les grands médias à s’y intéresser ou, du moins, à en parler. Mais comment en ont-ils parlé ? Quels aspects du mouvement de grève générale ont été sélectionnés et mis en avant par les journalistes ?
Le journal de « 13h » nous offre quelques premiers éléments de réponse dans la mesure où la rédaction s’est davantage penchée sur cette grève générale. Mais d’emblée, à visionner les sujets proposés aux téléspectateurs, il semble qu’on ait moins affaire à un mouvement de grève qu’à une vaste pénurie d’essence, néfaste au tourisme. Deux exemples !
Le reportage du 23 janvier s’ouvre de la manière suivante : « Les touristes semblent un peu désemparés. Si leurs hôtels restent ouverts, le service n’y est plus forcément assuré, et de nombreux restaurants et boutiques ont baissé le rideau […] La carte postale risque d’être gâchée encore plusieurs jours pour les vacanciers ». Et dans une sorte de procès où les grévistes n’ont pas leur mot à dire, le journaliste de France 2 pointe indirectement leur responsabilité présumée : « Le conflit semble se durcir. Les manifestants refusent les réunions proposées par le conseil régional. Ils exigent de négocier avec le préfet ».
De même, le 29 janvier, c’est l’approvisionnement en essence devenu « impossible » qui inquiète le journaliste sur place : « Une file d’attente longue d’1 kilomètre 100, et vu d’en haut c’est sans doute encore plus impressionnant. Le scénario reste à quelques voitures près le même dans les 13 stations réquisitionnées pour les usagers prioritaires et c’est précisément sur ce point que des tensions naissent ça et là ». Du mouvement de grève et du collectif contre l’exploitation outrancière (LKP) – devenu « collectif contre la vie chère » dans les médias de métropole –, nous ne saurons rien : ni l’analyse de la situation, ni les revendications. Il est bien entendu plus urgent de réaliser de beaux plans larges sur les files d’attente aux abords des stations-service et d’interroger les automobilistes concernant leurs déboires.
Le 1er février, l’arrivée d’Yves Jégo en Guadeloupe change la donne : France 2 décide d’envoyer une équipe sur place.
L’exquis menu du jour nous est annoncé par l’inénarrable David Pujadas : « Sur place, notre équipe a pu également constater que l’activité touristique est bel et bien paralysée ». Tel un Tintin en Guadeloupe, l’envoyé spécial plante le décor : « La chaleur et les palmiers sont bien là. Le séjour des touristes aura un petit goût d’aventure ». Après l’interview rituelle de touristes un brin désemparés, l’éminent reporter nous livre quelques informations de première importance sur son arrivée en Guadeloupe, qui s’est révélée plus difficile que prévue : « Première surprise chez les loueurs de voitures : plusieurs sont fermés ; chez les autres les parcs sont pleins mais les réservoirs presque vides ».
Effacé de la photo depuis près de 10 jours, le mouvement social réapparaît magiquement, mais, une fois encore, pour en déplorer les formes et les effets : « Les commerçants sont priés de baisser le rideau par quelques manifestants intimidants ». De même notre journaliste se fait-il le porte-voix des inquiétudes propres à l’industrie du tourisme : « La saison avait pourtant très bien débuté ici pour les hôteliers. Ils sont inquiets maintenant des conséquences financières qu’aura cette grève. Les professionnels du tourisme espèrent que l’arrivée ce soir en Guadeloupe d’Yves Jégo, le secrétaire d’Etat à l’Outre-mer, permettra de débloquer rapidement la situation ». Mais le journaliste de France 2 sait également montrer de la compassion… pour les vacanciers : « Les touristes sont un peu désœuvrés. Le ramassage des ordures n’est plus assuré partout. La carte postale est un peu gâchée ».
Journalisme en panne de carburant.
Avec l’envoi d’une équipe de journalistes pour suivre au plus près la grève générale en Guadeloupe, on pouvait espérer un autre traitement de l’information, faisant une plus large place aux causes du conflit social et à la parole des grévistes. Comme on va le voir, ces espoirs vont être largement déçus.
Ainsi, le reportage du 2 février concerne d’abord une coiffeuse… non-gréviste : « Je ne peux pas me permettre de ne pas travailler, j’ai mon fils, j’ai des choses à payer », puis met en avant la réaction d’un livreur de boissons fraîches, lui aussi non-gréviste, contraint d’acheter son essence au marché noir, « comme pendant la Guerre ». S’il nous est précisé pour finir que « la grève reste assez populaire ici », le téléspectateur de France 2 serait bien en peine de dire pourquoi, tant les reportages de la chaîne font peu de place aux revendications du mouvement et à son ancrage dans la population.
Le « 20h » donne à voir la même réduction de la grève générale à la « galère » : « Galère pour se rendre au travail, galère aussi pour remplir son chariot dans certaines parties de l’île. Plusieurs supermarchés sont sommés de fermer par les grévistes et les supérettes ne sont plus ravitaillées. Résultat : des rayons désespérément vides. Difficile d’y trouver son bonheur. Faute de stocks, beaucoup de boutiques ont préféré le rideau ». Mais le journaliste, par une très subtile touche d’ironie, sait remonter le moral de ceux qui l’écoutent « Seul produit toujours disponible, évidemment : le rhum ».
Le 2 février voit également, dans le « 13h », la première interview téléphonique d’Elie Domota, un des porte-parole du LKP. Présenté comme le « leader du mouvement contre la vie chère » il est invité non à préciser les revendications du LKP ou à en justifier les actions mais à satisfaire les préoccupations de la journaliste : « Tout est vide, les écoles sont fermés, combien de temps vous pouvez tenir comme ça ? » Quand le syndicaliste répond que la question n’est pas de « tenir » mais d’obtenir des réponses sur la plate-forme de revendications portée par le LKP, la journaliste prend son courage à deux mains pour demander : « Combien coûte le prix d’une baguette en Guadeloupe ? ». On n’en saura guère plus sur les raisons de la grève…
Jusqu’au 9 février, les reportages du « 13h » montrent en boucle les images de réouvertures de stations-service grâce aux « gérants qui arrêtent la grève ». Elise Lucet se réjouit ainsi de l’« espoir de déblocage avec l’ouverture de stations services et la baisse de quelques produits de première nécessité » et même d’un « signe de retour à la normale ». Mais pourquoi le mouvement social continue-t-il à s’étendre ? Mise à part quelques allusions à la vie chère, le spectateur de France 2 ne sait toujours pas ce qu’est le LKP et quelles sont ses revendications. Tout juste apprend-on au détour d’un reportage, le 3 février, que la Guadeloupe compte « 23% de chômeurs ».
De même, s’il nous est dit que « la Martinique s’est mise en grève » le 7 février, c’est seulement deux jours après que la rédaction de France 2 daigne nous informer sur ce que les grands médias qualifient de « contagion ». Mais là encore, il semble que le mouvement de grève se réduise à des fermetures forcées de magasins par des syndicalistes. La réaction d’une acheteuse est ainsi mise en avant : « Je trouve ça inacceptable, ma fille a peur, regardez-la, elle va pleurer ». Puis c’est au tour de patrons d’être interviewés pour nous dire tout le mal que fait la grève naissante à l’économie de l’île. Pour les revendications des grévistes ou les conditions d’existence de la population, il faudra repasser.
Alors que le conflit dure depuis près de 3 semaines en Guadeloupe, le retour précipité d’Yves Jégo à Paris et l’arrêt des négociations semble enfin contraindre la rédaction de France 2 à se poser quelques questions.
Christiane Taubira est ainsi invitée le 10 février lors du « 13h ». Mais il s’agit semble-t-il moins pour Elise Lucet de l’interroger sur les raisons d’un conflit social que de transposer, dans des questions apparemment irréprochables, ses propres inquiétudes à l’idée d’une extension du mouvement : « Les déclarations de François Fillon ne vont pas calmer la colère ? », « Que craignez-vous ? On parle d’un nouveau mai 68 ! », « Est-ce que vous avez peur que ça dégénère ? », « Est-ce que vous craignez une contagion à la Guyane, chez vous, et à la Réunion pourquoi pas ? ». De « l’espoir d’un déblocage » (voir plus haut) à la « crainte d’une contagion », les propos d’Elise Lucet nous informent davantage des préoccupations médiatiques que de la situation sociale en Guadeloupe. Christine Taubira aura beau rappeler que ce mouvement « n’est pas une maladie » et que l’extension de la grève est un signe de « solidarité », la question des causes de la grève générale sera soigneusement passée sous silence.
Quant aux « 20h », pendant la même période, ils ne valent pas beaucoup mieux.. Pourtant, après quelques jours d’oubli (du 4 au 8 février) durant lesquels la Guadeloupe n’est évoquée qu’une seule fois (et seulement vingt secondes), la rédaction du JT décide le 10 février de s’arrêter, une fois n’est pas coutume, sur la question de la répartition des richesses à travers le cas des Békés (ces grands propriétaires blancs qui détiennent une bonne part des entreprises et des terres aux Antilles). Mais là encore, les grévistes n’ont pas voix au chapitre, et c’est au contraire un Béké qui est invité à se justifier : « Entendre parler de ’’Béké’’, entendre parler de ceci, non ! Pour moi nous sommes des êtres humains, nous sommes tous des hommes. Y a des patrons, y a des employés, mais ça y a toujours eu ça. Dans une armée y a ça, y aura toujours ça ! ». Reconnaissons tout de même la volonté, pour la première fois manifestée par le journaliste sur place, de comprendre ce conflit social : « Aujourd’hui ce n’est pas un hasard si les stations-service ou les grandes surfaces sont les 1ères cibles bloquées par les manifestants : les familles qui les détiennent sont devenus le symbole de la domination et de l’exploitation dénoncées par les Guadeloupéens ».
Mais cette volonté d’expliquer s’émousse vite et la caricature d’information reprend rapidement ses droits et son cours normal. Le blocage des négociations en Guadeloupe réintroduit les images de files d’attente dans les stations-service et son lot d’effets « dramatiques » sur le tourisme local. On apprend ainsi le 11 février que les « voyagistes devraient perdre 10 millions d’Euros » et un professionnel du tourisme menace d’une « perte du capital-confiance sur la destination ». Mais comment expliquer alors que « le mouvement risque de se propager à la Réunion », et surtout que « Le LKP [soit] de plus en plus populaire » (13 février) ?
Un début de réponse nous est tout de même apporté dans le « 13h » du 14 février quand Laurent Delahousse nous annonce le portrait d’une gréviste. Le téléspectateur de France 2 apprend enfin la signification du P de LKP (« Pwofitasyon »), mais également que les salaires en dessous du SMIC sont monnaie courante dans l’île. Evoquant des ouvriers grévistes tués par la Gendarmerie française dans les années 1960, il est tout de même symptomatique que le journaliste parle, non pas des revendications quant au partage des terres ou des richesses, mais des « vieilles rancoeurs » des guadeloupéens envers la métropole. Sans doute ému d’en avoir tant dit, la rédaction de France 2 reprend ses bonnes habitudes le soir même lors du « 20h », et ce sont de nouveau les stations-service et les magasins clos qui sont à l’honneur.
Il aura donc fallu plus de trois semaines de grève générale pour que le mouvement social guadeloupéen mérite, aux yeux de la rédaction de France 2, quelques reportages sur ses causes profondes, reportages d’ailleurs noyés dans une masse indigeste de sujets sur les stations-service et les magasins fermés.
Le 15 février est l’occasion pour le service public de revenir sur le massacre du 14 février 1952, au cours duquel une grève des coupeurs de canne avait fait 4 morts et 14 blessés sous les tirs des CRS. Un rappel historique lourd de signification et de portée. Pour le journaliste, « cette tuerie nourrit encore la colère actuelle des guadeloupéens comme d’autres vieilles rancoeurs ». Mais on ne saura guère ce que sont ces « autres vieilles rancoeurs » et leur lien avec le mouvement de grève générale.
D’autant que, dès le lendemain, Elise Lucet retourne à ses prédilections quotidiennes et s’alarme du devenir du tourisme sur l’île : « Pas de trêve du mouvement pendant les vacances scolaires et c’est assez catastrophique pour le tourisme. Les professionnels tirent la sonnette d’alarme, plus de 10 000 personnes ont déjà annulé leur séjour . Le manque à gagner serait de 10 Millions d’euros/semaine. Sur place, certaines structures hôtelières ont tout simplement fermé leurs portes, d’autres accueillent quelques rares touristes parfois sans eau et sans électricité ». Même son de cloche chez un patron du tourisme : « en mer, la quasi totalité des paquebots de croisière ont fuit la Guadeloupe. Avec la grève, 20 escales ont été annulés ». Le journaliste enfonce le clou en fin de reportage : « En 2002, la grève avait déjà malmené l’économie touristique de Guadeloupe. Suite au conflit, le groupe Accor a revendu tous ses hôtels dans les Antilles ». France 2, attaché de presse des patrons du tourisme en Guadeloupe ou chaîne de service public ?
Mais dès le 17 février commence un cours nouveau sur le front médiatique puisque les violences en marge du mouvement vont devenir la préoccupation principale, pour ne pas dire unique, des JT.
Alors que nous ne savons toujours rien ou presque des grévistes et du mouvement de grève, l’envoyé spécial de France 2 nous livre une description détaillée de cette nuit de violences : « toute la nuit, des groupes de jeunes ont affronté les forces de l’ordre, des rues barrées par les flammes et surveillées par l’hélicoptère de la gendarmerie. […] Jets de pierre et cocktails molotov contre tirs de grenades lacrymogènes. […] 3 gendarmes blessés. ». Heureusement, le journaliste sur place nous éclaire en direct sur les causes de ces violences… ou plutôt nous raconte sa nuit ou celle de ses confrères. En effet, « ce qui fonctionnait encore hier ne marche plus aujourd’hui faute de salariés ayant pu rejoindre leur travail. […] Les vacanciers qui sont à l’hôtel ne peuvent plus en sortir. […] Ceux qui ne sont pas rentrés suffisamment tôt dans leur hôtel, hé bien, ont dû loger ailleurs. Et c’est effectivement le cas de nombreux journalistes ».
Au milieu de ces « morceaux de vie », il est significatif qu’il ait fallu patienter jusqu’au 17 février pour obtenir quelques données fondamentales sur la situation sociale en Guadeloupe, et notamment les chiffres de l’emploi dans les DOM. Presqu’un mois après le début de la grève, on apprend donc sur France 2 que non seulement « les 4 DOM français ont eu en 2007 les plus forts taux de chômage de l’UE : de 21 à 25,2%, 3 fois plus que la moyenne européenne et la moyenne française », mais que « la richesse par habitant était en 2007 de 17069 euros dans les DOM contre 30140E en métropole ».
La mort de Jacques Bino, syndicaliste de la CGTG, va recentrer les reportages sur la question des violences en Guadeloupe. Le 18 février, Elise Lucet et l’envoyé spécial Valéry Lerouge reprennent, certes avec prudence, la version du préfet, à savoir l’assassinat du syndicaliste par des jeunes à un barrage : « le syndicaliste d’une cinquantaine d’année est mort tué d’une balle qui venait apparemment d’un barrage tenu par des jeunes ». Cette suggestion vaut accusation, avant toute enquête, d’un groupe anonyme : « des jeunes ». Face à cette violence présumée sans raison et exercée par une masse indistincte, Elise Lucet demande à son envoyé spécial : « D’autres manifs prévues ? ». Puis, à une élue PS médusée : « Que va-t-il se passer après ce décès ? Apaisement, colère ? ».
Le lendemain, 19 février, ce sont encore des « scènes de guérilla urbaine, [des] incendies, [des] pillages » que propose le reportage. S’il est fait état d’une marche pacifique, et s’il est précisé que « le défilé est resté digne sans débordements », la parole est donnée non aux manifestants mais au président socialiste du Conseil Général de Guadeloupe, Victorin Lurel, qui nous met en garde contre « la montée des extrêmes [et] la radicalisation ». Bien entendu, ces violences ne seront jamais mises en lien avec le chômage de masse des 15-25 ans, qui touche près de 50% des jeunes.
Le 20 et le 21 février, c’est une habitante excédée qui est interviewée de façon anonyme : « Ils veulent foutre l’île dans le caca, ils parlent de pays alors qu’on est une île. Ils veulent foutre le département dans le caca, aucun distributeur n’est approvisionné, pas de nourriture, pas de boissons ». Mais ces « jeunes », qui sont-ils ? Pourquoi organisent-ils des barrages ? Nous n’en saurons rien, tant le stéréotype médiatique des « jeunes encagoulés » permet par avance de se dispenser de toute analyse et de toute enquête journalistique.
***
Si France 2 n’est pas TF1, le traitement du mouvement social en Guadeloupe donne à voir des logiques médiatiques que partage largement le service public avec son concurrent du privé. Il est vrai qu’on ne peut pas tout dire sur tout, et que le journalisme consiste en bonne partie à sélectionner et hiérarchiser l’information au nom de critères et de visions du monde qui, généralement, n’apparaissent pas explicitement. Mais comment expliquer que les journaux télévisés de service public aient fait aussi longtemps silence, depuis le début de ce mouvement de grève générale aux Antilles, sur les conditions d’existence de la population antillaise ? Comment se fait-il qu’ils n’aient, jamais ou presque, cherché à éclairer les téléspectateurs sur les causes d’un conflit social d’une telle ampleur et les mobiles des grévistes ? Un tel aveuglement révèle une étrange conception du journalisme, où les conflits sociaux et les conditions de vie de la majorité de la population sont presque totalement rendus invisibles au nom de préoccupations (des stations-service à l’industrie du tourisme) et au profit de stéréotypes (des manifestants « intimidants » aux jeunes casseurs « encagoulés ») bien faits pour produire des formes larvées de consensus.
Ugo Palheta et Julien Sergère, le 24 février 2009.
Grâce à la documentation réunie avec Jamel
N.B. : Au moment où nous publions cet article (matin du 2 mars 2009,) on ne peut manquer de s’interroger sur la complaisance médiatique (observable aussi bien sur France 2 que sur TF1) envers un MEDEF guadeloupéen refusant de signer tout accord et jouant le pourrissement du conflit, quand le LKP et les grévistes se voient rituellement accusés depuis un mois de bloquer le processus de « négociation » et d’intimider la population par la violence.
Source : Acrimed
Post-scriptum (30 mars 2009) - Nous avons été alertés par un journaliste de France 2 [2] qui nous reproche, en substance, des « mensonges et erreurs » qui altèrent le sens de notre analyse. Après avoir vérifié nos informations, nous devons reconnaître l’existence effective, dans notre article, d’approximations, d’omissions et de biais qui, sans changer radicalement le sens de notre analyse, incitent à la nuancer.
Ainsi, contrairement à ce que nous affirmons, l’équipe de France 2 est arrivée en Guadeloupe, non pas le jour de la venue d’Yves Jégo, mais deux jours auparavant, même s’il reste vrai que les reportages diffusées avant l’arrivée du secrétaire d’Etat et les jours suivants n’éclairent pas vraiment le conflit et ne prennent guère pour objet les conditions d’existence de la population.
Il est vrai que, le 3 février, deux reportages (à 13h et 20h) s’arrêtent, brièvement, sur le niveau de prix et sur le mécanisme de leur formation. Nous est en particulier proposé un test sur les prix des produits dans les supermarchés permettant de constater une différence de « 28 à 60% avec ceux qui sont pratiqués en métropole ». Il est donc un peu rapide et brutal de notre part d’affirmer qu’ « à part quelques allusions à la vie chère, le spectateur de France 2 ne sait toujours pas ce qu’est le LKP et quelles sont ses revendications ». Ce n’est toutefois qu’au détour d’un reportage que l’on apprend que la Guadeloupe compte « 23% de chômeurs ». De même, si la parole est effectivement donnée au LKP lors de reportages sur les négociations (notamment le 7 février), il faut bien reconnaître que les revendications, précises et détaillées, portées par le LKP n’ont guère été exposées par la rédaction de France 2.
Evoquant le reportage diffusé le 10 février, nous écrivions que la question de la répartition des richesses y était évoquée à travers le cas des Békés (ces grands propriétaires blancs qui détiennent une bonne part des entreprises et des terres aux Antilles) mais que, là encore, les grévistes n’avaient pas voix au chapitre. Nous aurions dû préciser que l’un des trois témoignages proposés au téléspectateur était celui d’Erik Edinval, économiste, sympathisant du LKP. De même aurions-nous pu mentionner que Valéry Lerouge, à l’occasion d’un duplex le 16 février, avait clairement, pour une fois, pris ses distances face aux patrons locaux en soulignant que ceux-ci « n’ont pas daigné venir au rendez-vous proposé par les médiateurs, se contentant d’envoyer leurs propositions par fax ».
Toutes ces précisions suffisent à expliquer pourquoi le titre de notre article est désormais flanqué d’un point d’interrogation.
[1] Lire ici même : « TF1 et France 2 : Regarder les différences ?.
[2] Comme celui-ci ne nous a pas encore répondu, nous préférons ne pas citer son courrier et ne pas mentionner son nom.