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Baimbridge
Nuit du 22 au 23 mai 1802
Voici donc Ignace sur la route de Pointe-à-Pitre. 15 jours après son équipée de la Côte sous-le-Vent, il accomplit le trajet inverse, bouclant la boucle.
Ce ne sont certainement pas des hommes en fuite qui quittent le fort Saint-Charles le 22 mai à 8 heures du soir. Ainsi que le dit Jacques Adélaïde-Merlande, « cette évacuation eut tout d’une retraite en bon ordre et non d’une débâcle » (1).
L’issue fatale du siège a été envisagée depuis plusieurs jours déjà et les Guadeloupéens en ont tiré toutes les conséquences. Il faut sortir de ce piège avant qu’il ne se referme et trouver une autre base d’appui. Le contact permanent avec ceux de Gourbeyre a permis déjà de commencer les préparatifs dans un lieu sûr.
Ce sera Matouba. Le chef d’Etat-major Ménard confirme ces préparatifs puisqu’il écrit dans son rapport que le 21 mai, (donc avant l’évacuation du fort) : « on sait par des déserteurs que tout ce qui s’était sauvé de Palmiste et du morne Houel s’était rendu au Matouba à l’habitation Danglemont » (2).
Il faut sortir de la nasse. Il est aussi indispensable de disperser les forces françaises, de les entraîner dans l’ensemble du pays. Pour le moment, elles sont toutes concentrées à Basse-Terre, hommes, artillerie, commandement, ce qui les rend d’autant plus redoutables. Il est donc urgent d’étendre la guerre à tout le pays.
Troisièmement, il s’avère nécessaire, pour soulager Basse-Terre de menacer Pointe-à-Pitre que Richepance a été dans l’obligation de dégarnir pour venir à bout de la résistance basse-terrienne.
Toutes ces considérations poussent Delgrès et Ignace à organiser l’évacuation du fort. Ils berneront les Français et s’échapperont au nez et à la barbe de Pélage installé à Bisdary.
Quel soulagement de quitter ce fort ! Quel soulagement pour ces femmes et ces enfants, de sortir de l’infernal vacarme des 25 canons tirant sur Saint-Charles. Oh ! le danger ne devait pas être très important à l’intérieur si l’on savait rester dans un des nombreux abris sûrs de la vaste forteresse ; mais le bruit, la poussière, les vibrations !
Combien la rivière, la mer et le bois durent leur paraître doux, calmes et protecteurs cette nuit-là ! Et combien étrange et belle la chanson des gratkwi.
Moralement ce ne sont pas non plus des hommes abattus qui quittent Basse-Terre. Certes il y a des points préoccupants : Richepance qui avance pas à pas mais qui avance tout de même. Les soldats noirs qui se battent contre leurs frères. Mais le combat est loin d’être perdu.
Ce 22 mai 1802, rien n’est joué. Les combats sont acharnés et les Guadeloupéens résistent bien. Après 15 jours, les Français ne tiennent que Pointe-à-Pitre et Basse-Terre. Tout le reste du pays est libre. La fatigue et la maladie commencent à se faire sentir chez l’adversaire.
Les hommes qui sortent de Saint-Charles savent qu’ils ont encore des ressources. Aussi la stratégie qu’ils élaborent reflète-t-elle cette volonté de continuer la lutte. Elle s’articule autour de ceux axes : Matouba et Pointe-à-Pitre. Deux fronts complémentaires, destinés à disperser les forces françaises et à jouer sur le temps.
Au Matouba demeure l’essentiel des forces guadeloupéennes. A Pointe-à-Pitre, partent Ignace et Codou. Leur mission est claire : menacer Pointe-à-Pitre et, si possible, s’en emparer.
On a reproché parfois à Ignace de s’être attaqué à Pointe-à-Pitre au lieu de se réfugier dans les bois de Sainte-Rose ou dans les grands-fonds. Cette critique ne tient pas si l’on considère la stratégie globale mise en œuvre. Il était indispensable qu’Ignace attaque Pointe-à-Pitre. Comment cela fut-il réalisé ? C’est une autre histoire, nous le verrons.
Pour l’heure Delgrès et Ignace viennent de quitter Saint-Charles. Quel chemin suivent-ils ? On ne le sait pas précisément. Le plus logique est qu’ils soient passés sur les flancs du Houelmont pour se retrouver après deux heures de marche à Champfleury. Là, ils se sont séparés pour se diriger l’un vers Dolé, l’autre vers Matouba.
Ignace part vers Dolé. Il y confère avec Palerme et Jaquet. Puis, sans s’attarder, continue sa route sur Trois-Rivières.
Les combattants de Dolé ont pour mission de retarder le plus possible l’avancée des troupes que Richepance ne manquera pas de lancer à la poursuite d’Ignace.
Trois-Rivières ! O pipirit chantan ! Ignace la traverse comme un météore, non sans avoir fait brûler en passant un important stock de ravitaillement rassemblé à la mairie (3) pour être expédié aux forces françaises par Palmiste.
A Capesterre, des colons blancs, avertis de leur passage se postent le long du chemin et les accueillent à coup de feu. Ignace fait déployer une section. Quelques Blancs sont faits prisonniers et passés par les armes.
Partout sur son passage, le peuple se soulève, les habitations brûlent. La commune de Capesterre sera la plus touchée. Saint-Sauveur est détruit et ne retrouvera jamais son ancienne vigueur. Tout ce qui peut éventuellement servir aux Français est saccagé. La légende raconte que de Pointe-à-Pitre, ce 23 mai, on pouvait suivre la marche d’Ignace sur la côte de la Guadeloupe par la fumée des incendies qui se rapprochait d’heure en heure.
Le 23 mai au soir, Ignace arrive en avant de Petit-Bourg. Il a passé sa journée à combattre et à soulever le peuple. Une fois de plus, après octobre 1801, après la marche de la Côte sous-le-Vent, il se révèle dans toute sa mesure d’homme d’action et de décision ; de meneur d’hommes, de chef. Chaque fois que les circonstances le portent à la tête du mouvement, les choses changent. Son armée, c’est le peuple en armes ; ses moyens, tous les moyens ; sa guerre, la guerre totale et sans merci ; son objectif, rejeter les Français à la mer. Il communique sa foi en la liberté des Nègres et son ardeur guerrière partout où il passe.
Aussi sa petite troupe de 200 militaires et civils augmentera-t-elle, au fil des kilomètres, d’une foule de Guadeloupéens unis autour du cri « Vivre libres ou mourir ».
Richepance est lui aussi un homme de décision. Dès qu’il apprend la marche d’Ignace vers la Grande-Terre, il lance dans la nuit même du 22 au 23, le général Gobert, son principal adjoint, à la poursuite des Guadeloupéens. 700 hommes prennent la route. C’est dire que Richepance prend le danger Ignace très au sérieux.
L’armée française n’a ni chevaux ni chariots pour porter son matériel. Qu’à cela ne tienne ! On va réquisitionner des Nègres ! L’esclavage n’est pas encore rétabli officiellement, mais dans l’esprit des responsables blancs, c’est tout comme et leur discours en porte la trace. L’ordre de réquisition dit ceci :
« Invite la municipalité à faire réunir au magasin de la république, cent soixante Noirs, mâles ou femelles, pour transporter des vivres au Palmiste
Basse-Terre le 23 Mai à
deux heures du matin.
Le commissaire de marine
charge du service
Bossant » (4)
Chevaux, mulets, bourriquets bœufs ou Nègres, c’est du pareil au même pour ces soi-disant défenseurs de la liberté ou de l’égalité !
Le général Gobert n’avait pas d’autre solution que d’attaquer le camp de Dolé, dans l’autre sens cette fois, ou de le contourner par les bois. Double inconvénient dans cette dernière hypothèse : la route des bois est beaucoup plus longue et, le camp de Dolé est resté intact, les forces guadeloupéennes représenteraient une menace constante dans le dos de la colonne française.
L’attaque de Dolé est donc décidée.
Lacour raconte que dans ce camp, il y avait 80 prisonniers blancs. Avant l’arrivée des Français un grand débat s’engagera sur la question de leur vie ou de leur mort.
Les négresses et les mulâtresses étaient déchaînées contre les femmes blanches. Parmi elles, Solitude.
Solitude, sang-mêlée était venue de Pointe-à-Pitre. C’était la Pasionaria du Mouvement. Bien qu’enceinte, elle était toujours aux premiers rangs des insurgés.
Lacour raconte qu à Dolé, un de ses lapins s’étant échappé « elle s’arme d’une broche, court, le perce, le lève et le présentant aux prisonnières : tiens, dit-elle en mêlant à ses paroles les épithètes les plus injurieuses, voilà comme je vais vous traiter quand il sera temps » (5)
Arrêtée plus tard, Solitude sera condamnée mort. Mais en raison de sa grossesse ont dut surseoir à la sentence. Elle sera pendue le 29 novembre 1802, après son accouchement.
Toujours selon Lacour, il sera finalement décidé, après de longues discussions de se débarrasser des prisonniers en faisant sauter leur prison. Mais l’arrivée des troupes de Gobert empêchera l’exécution de cette décision.
Selon leur tactique, maintenant rodée, Palerme et Jaquet s’opposent avec une centaine d’hommes aux 700 soldats français. Le combat est inégal. Bientôt, les Guadeloupéens rompent l’engagement et gagnent les bois de Vieux-Fort, poursuivis par les Français. Palerme et Jaquet sont sains et saufs.
Le premier rejoindra la région de Baie-Mahault-Lamentin, Jaquet ralliera Matouba.
Gobert laisse 300 hommes à Dolé et poursuit sa route, mais son déplacement sera constamment retardé par le harcèlement des groupes de partisans et par la nécessité d’envoyer des détachements un peu partout éteindre les incendies. Il n’atteindra Petit-Bourg que le lendemain 24 dans l’après-midi.
Les autorités de Pointe-à-Pitre sont dans tous leurs états. Ignace approche. D’un seul coup, le nom du commandant est devenu pour les Blancs synonyme de diable. On craint pour la ville que Richepance a pratiquement vidée de ses troupes.
On craint aussi pour toute la Grande-Terre qui jusqu’à présent, à part Gosier, s’est tenue tranquille.
Au Gosier, le 12 mai, apprenant qu’on se bat à Basse-Terre, la population s’est soulevée. A sa tête Edouard, Louis Bureau et René Gayan. Les Blancs se rassemblent en armes sur l’habitation Lalaye. Ils sont attaqués par les insurgés. Quelques maisons sont incendiées et l’habitation Leroux, avantageusement située sur le plateau qui porte son nom aujourd’hui, devient le quartier général de la révolte. Il faut envoyer contre eux un détachement de Pointe-à-Pitre.
A part Gosier donc, le reste de la Grande-Terre est calme. Si Ignace arrive, que va-t-il se passer ? Angoissante question que se posent tous les Français, Richepance le premier.
Ignace entre à Petit-Bourg. Il réquisitionne tous les canots de pêche qui s’y trouvent. Ces canots seront traînés par la route jusqu’à Baie-Mahault pour passer la Rivière-Salée. On devine à cette décision que son plan est déjà mûrement réfléchi.
Traînant à leur suite une cinquantaine de lourds canots, la marche des combattants est forcément ralentie. Ce n’est que le soir qu’ils atteignent Baie-Mahault.
Ignace laisse une partie de sa troupe à l’habitation Paul (Actuel Destrellan). Même mission qu’à Dolé. Retarder le plus possible les poursuivants français.
Où va-t-il passer ? Les français l’attendent à la Gabarre. Le poste a été renforcé. Ignace ordonne de simuler une attaque tandis qu’il embarque tranquillement avec le reste de ses hommes à Baie-Mahault. Où ?
Sur cette côte marécageuse, le seul endroit possible pour un embarquement vers le Nord, se trouve au bourg même ou juste après au lieu dit Birmingham.
C’est sans doute là que les canots sont mis à l’eau, venant s’ajouter à ceux réquisitionnés sur place.
Où débarquent-ils ? Le chef d’Etat-major de Richepance, Ménard, nous donne la réponse.
« Cependant Ignace, accompagné d’environ 1 000 hommes bien armés passait la rivière-salée à la hauteur de la Petite-Rivière » (6)
Glissons sur l’invraisemblable « 1 000 hommes bien armés », alors qu’Ignace n’a quitté Dolé qu’avec 200 hommes au maximum (militaires et civils). On connaît déjà le penchant de Ménard à gonfler les chiffres de ses adversaires et à minimiser ses propres pertes. L’intérêt de ce texte est qu’il indique le lieu de débarquement d’Ignace en Grande-Terre : la Petite-Rivière. Toutes les cartes de l’époque l’indiquent, (7) la Petite-Rivière correspond à l’actuel canal Perrin qui forme la limite entre Morne-à-l’Eau et les Abymes.
Le canal est remonté jusqu’à son extrémité. Dans la soirée du 24 mai, Ignace se dirige vers l’habitation Belle-Plaine distante de 3 kilomètres à peine.
Belle-Plaine, dot le site est encore occupé aujourd’hui, est située sur un petit morne curieusement isolé dans la plaine. L’endroit offre un minimum de possibilités de défense et c’est là qu’Ignace prendra dans la nuit du 24 au 25, un repos bien mérité.
Le Général Gobert arrive exténué à Petit-Bourg. Il a marché toute la journée, environné d’ennemis insaisissables qui frappent et s’évanouissent dans la nature.
Il ne connaît pas l’importance des forces qui l’attendent à Baie-Mahault. Il envoie Pélage par la mer à Pointe-à-Pitre. Pour les Français le passage par le Petit cul-de-sac est libre puisqu’ils contrôlent la mer et le port de pointe-à-Pitre. Mais Ignace a emporté tous les canots. Pas question donc d’un transfert massif des troupes de Petit-Bourg à Pointe-à-Pitre. Il faut passer par voie de terre. En attendant, il est urgent de secourir la ville. Pélage une fois de plus servira les desseins des Français. Sa connaissance du terrain et des hommes sera d’un apport décisif dans la terrible bataille qui va s’engager.
Il arrive en ville tard dans la soirée du 24 mai. Il y trouve une population blanche en proie à la panique. Les femmes et les enfants ont été envoyés à bord des navires en rade. Le fort de la Victoire approvisionné en eau et vivres, un escalier en bois qui y menait coupé…
Lorsque Pélage arrive, le général Dumoutier lui abandonne pratiquement la direction des opérations. Pélage sait qu’Ignace est à Belle-Plaine. Il prend la décision d’aller l’attaquer le lendemain. Il donne l’ordre de rassembler tout ce que la ville compte d’hommes acquis aux Français.
Rendez-vous le lendemain, trois heures du matin avec 3 pièces de canon sur la place de la Victoire : les troupes régulières, la garde nationale blanche. On forme aussi une compagnie de jeunes inscrits recrutés parmi les fils des habitants de Pointe-à-Pitre, sans distinction de couleur (8).
Dès qu’il s’agit de chair à canon et à sabre, on n’est pas regardant sur la couleur de la peau. Parmi ces adolescents, le propre fils de Pélage qui sera tué à Baimbridge. Sans doute s’agit-il de l’aîné, Ménaise, 16 ans.
« Pour activer les concours -, dit Lara -, on faisait courir une proclamation par laquelle Ignace menaçait d’incendier la ville » (9).
Cette proclamation est rapportée par Lacour.
« Habitants de la Guadeloupe.
Je vous somme de vous réunir à moi pour renvoyer les brigands de Français qui sont venus troubler votre tranquillité. Si dans vingt quatre heures, vous n’avez pas exécuté cet ordre, vos villes et vos campagnes seront en cendres.
Ignace ».
A bien réfléchir, elle est en effet curieuse cette déclaration. D’abord, elle n’est pas dans la manière d’Ignace. Ensuite il a manifestement décidé de lancer une attaque surprise sur Pointe-à-Pitre et de prendre les Français de vitesse. Alors pourquoi avertirait-il les Pointois et pourquoi leur donnerait-il 24 heurs ? Ce n’est pas logique.
Enfin on ne voit pas comment arrivé le 24 mai au soir à Belle-Plaine, il aurait eu le temps de publier (nous ne disons même pas imprimer) une déclaration, et de la faire répandre dans une ville occupée par l’ennemi.
Le point de vue de Lara paraît censé. Cette déclaration n’est peut-être bien qu’une manœuvre de plus des Français pour contraindre leurs partisans à participer physiquement aux combats.
25 mai 1802
Quatre heures du matin. Branle-bas de combat à Belle-Plaine.
L’ambiance est joyeuse. On va se battre. Désordonnée aussi. Il y a là plus de civils que de militaires, hommes comme femmes. Mais enfin on finit, commandant en tête, par s’organiser et prendre le départ. Direction Pointe-à-Pitre.
On fend les cannes. Le chemin entre les pièces est large et praticable, sans détours. La marche dans le serein du matin est agréable. De l’habitation à la redoute de Stivenson, il n’y a que 4,5 kilomètres. C’est donc sans difficultés qu’on y arrive, alors que le jour paraît.
Laissant le gros de ses forces à la savane de Stivenson, Ignace se rend avec une avant-garde aux portes même de la ville du côté du chemin des Petites Abymes.
Il aperçoit des détachements de garde sur toutes les hauteurs environnantes. Lacour affirme qu’il y rencontre une femme qui vient d’assister aux préparatifs de départ des troupes de Pélage sur la place de la Victoire. Toute émotionnée, elle lui aurait affirmée que la ville est pleine de soldats, que Pélage y a débarqué la veille avec des troupes emmenées par mer.
Ignace aurait décidé sur cette information de rebrousser chemin. Ce témoignage reflète typiquement une réaction populaire. Mais on voit mal Ignace rebrousser chemin sur une simple information. Si cette anecdote est vraie, elle vient plutôt confirmer les observations des éclaireurs d’Ignace. Des soldats sont en poste sur toutes les hauteurs. D’intenses préparatifs militaires ont lieu sur la place de la Victoire.
La prudence indique, dans ces conditions, de reporter l’attaque au lieu de tomber dans un piège. Il faut trouver un lieu de repli sûr et pas très éloigné afin de maintenir la pression sur Pointe-à-Pitre et passer à l’attaque lorsque les informations seront plus précises. Stivenson est trop près de la ville. Le seul lieu fortifié des environs se trouve à Baimbridge à 2,5 kilomètres environ du centre de Pointe-à-Pitre.
Va donc pour Baimbridge ! Ordre est donné à la troupe de quitter Stivenson et de se replier à Baimbridge.
Arrivé là, Ignace fait hisser un énorme drapeau rouge que les Blancs de Pointe-à-Pitre découvrent avec affolement ce matin du 25 mai 1802.
La tradition situe l’emplacement de la redoute de Baimbridge à Chauvel (actuel morne Fleury, propriété Pettreluzi). Victor Hugues y avait fait construire une petite plate-forme pour se protéger d’une invasion des Anglais venant de Gosier par le chemin de Besson.
Le morne sur lequel elle était bâtie dominait les autres et permettait de contrôler la route avec de l’artillerie. Mais ce ne fut jamais un ouvrage militaire bien important. Un état des forts et batteries du 22 novembre 1796 (10) (2 frimaire An 5) révèle que Baimbridge est armée de 8 canons alors que le fort de la Victoire en a 13 et le Fort fleur d’Epée 15 canons, 2 mortiers, 2 obusiers, 2 terriers.
Un an après, en juin 1797 (messidor An 5), elle n’en a plus qu 6.
L’infrastructure aussi était des plus simples. Il s’agissait d’une simple plate-forme d’une quarantaine de mètres de côté. Des deux côtés, le morne étant abrupt, on avait élevé que des parapets. A l’avant et à l’arrière on avait creusé deux fossés de 3 mètres de profondeur et quatre de largeur. A l’entrée, un pont -levis enjambant le fossé et une porte.
Lorsque Ignace y pénètre le 25, il la trouve désarmée. Il n’y a là que 2 pièces de canons sans affût qu’il fait monter sur des charrettes.
Pélage cependant avait été informé du repli d’Ignace sur Baimbridge. Comprenant immédiatement l’erreur de son adversaire, il décide de l’y enfermer.
Il fait cerner la redoute par les troupes françaises. Tous les mornes environnants sont investis, les chemins bloqués. Tout ira alors très vite.
A 7 heures du matin, les hostilités commencent. Les Français montent à l’assaut et arrivent presque aux parapets. D’après Lacour, les deux troupes se combattaient de si près qu’on pouvait se parler d’un camp à l’autre. C’est ainsi qu’Ignace, apercevant son parent, le lieutenant André Romain, s’écria« Voyez ce scélérat, il a le courage de se battre contre moi » (11)
Tous les assauts des Français sont repoussés. Pélage « s’apercevant qu’il sacrifiait des hommes inutilement fît sonner la retraite » (11). Il fait alors venir de Pointe-à-Pitre des canons et un obusier qu’il place en haut des mornes voisins. Dès que les combats se fixent en un point donné, l’artillerie devient l’arme décisive, et accorde la primauté aux Français. Ce fut le cas à Saint-Charles, ce sera le cas à Baimbridge.
Le feu des canons ennemi commence à s’abattre sur les soldats d’Ignace amassés sans protection sur la plate-forme : comme des moutons » dira le mémoire de Pélage. Ils ne peuvent répondre qu’avec leurs deux cannons sans affûts et bientôt à court de munitions.
Ignace s’aperçoit très vite du danger de sa position. Il tente à plusieurs reprises de s’ouvrir un passage pour quitter le fort, mais en vain !
Dans l’après-midi de ce 25 mai, vers 3 heures, arrive le général Gobert. Après s’être heurté au petit détachement laissé par Ignace à Destrellan il a pu enfin passer la Rivière-Salée à la Gabarre. Il félicite Pélage, fait doubler tous les postes et placer deux autres pièces de canon devant le pont-levis.
L’arrivée de Gobert marque le commencement de la fin. Avant, Ignace pouvait espérer attendre la nuit et se faufiler à sa faveur entre les mornes. Avec les renforts en hommes et en artillerie, la partie est perdue.
Les forces d’Ignace sont décimées par les boulets français. Baimbridge ne fut pas un combat. Ce fut un carnage, une action sans gloire et sans honneur pour l’armée française. Pas un instant, il ne sera proposé aux Guadeloupéens encerclés de se rendre. D’ailleurs, l’eut-on fait qu’ils auraient sans doute refusé l’offre. « Vivre libres ou mourir »
Les combats avaient commencé à 7 heures et le pilonnage d’artillerie durait depuis des heures. A 6 heures du soir, la porte est abattue et les Français pénètrent dans la redoute pour achever ce qui reste de Guadeloupéens. Ceux qui veulent s’échapper du haut des murs sont reçus au bout des baïonnettes (12)
Il y a énormément de morts. « Le reste des brigands se disperse dans la campagne à la faveur de la nuit » (12)
Il trouve la mort dans l’ultime affrontement après 6 heures du soir le 25 mai 1802. Il existe deux versions de sa mort.
Le rapport de Ménard, chef d’Etat-major affirme :
« Ignace, leur chef, environné de huit soldats qui allaient le faire prisonnier leur dit : « Vous n’aurez pas l’honneur de me prendre en vie », et se brûle la cervelle » (13).
Selon une autre version, c’est un coup de feu qui lui aurait été tiré à bout portant.
Dans les deux cas, il était tellement défiguré qu’on ne le reconnût que par ses épaulettes de commandant et parce qu’on savait que chacun de ses pieds présentaient deux orteils soudés l’un à l’autre. On le déchaussera et on put ainsi affirmer qu’il s’agissait bien de lui.
« Sa tête fut exposé à Pointe-à-Pitre » (13)
Sans doute sur la place de la Victoire, dans la meilleure tradition esclavagiste. Comme quelques années plu tôt, celle de Boukman à Saint-Domingue.
Joseph Ignace mourait à trente ans, après une vie bien remplie. C’est encore Pélage qui avait mené le dernier combat conte lui. Mais il avait eu raison de lui qu’avec l’arrivée décisive de la colonne de Gobert.
………………………
Mais quand à Baimbridge Ignace fut tué
que l’oiseau charognard du hurrach colonialiste
eut plané son triomphe sur le frisson
des îles
Alors l’Histoire hissa sur son plus haut bûcher
la goutte de sang qu je dis
où vint se refléter comme en profond parage
l’insolite brisure du destin
Aimé Césaire
Mémorial Louis Delgrès
FERREMENTS
………………………
Baimbridge est la bataille la plus sanglante de la guerre de La Guadeloupe. Les Français se livrent à un véritable massacre contre de soldats quasiment sans défense.
Combien de victimes dénombra-t-on ?
A la suite de Boyer-Peyreleau, les historiens retiennent le chiffre de 675 morts parmi les Guadeloupéens sans parler des pertes françaises.
Le chef d’Etat-major Ménard ne dit rien de tel. En octobre 1802, il fait état de 570 morts dans les fossés ; « une explosion préparée dans l’intérieur du fort fit sauter ceux qui y étaient restés ». Il parle de 80 morts parmi les soldats français et « aussi des morts et des blessés » parmi les conscrits et la garde nationale, dont le propre fils de Pélage.
On fit 250 prisonniers hommes ou femmes. Ceux-là contrairement aux prisonniers blancs de Saint-Charles ou de Matouba ne seront pas relâchés.
100 seront fusillés sur la place de la Victoire le lendemain 26 ; les 150 autres le seront le 27 mai à Fouillole, au bord de l’eau. Les vagues et les courants emporteront au loin leurs cadavres.
Que dut penser un homme comme Pélage, lui qui avait été deux fois prisonnier de guerre des Anglais et deux fois libéré, lorsqu’il vit assassiner 250 prisonniers après Baimbridge ?
570 à 600 morts en combat, plus de 250 prisonniers exécutés, cela donne 850 victimes guadeloupéennes pour le seul combat de Baimbridge. Chiffre énorme. Il indique aussi clairement le caractère populaire du soulèvement car tous ceux de Baimbridge n’étaient pas des soldats de la force armée.
Ignace n’avait quitté Dolé qu’avec 200 hommes au maximum. Même en supposant (hypothèse peu probable) qu’il s’agissait uniquement de militaires, ce sont plus de 650 hommes et femmes de toutes conditions, ralliés tout le long de la route de Trois-Rivières aux Abymes, qui moururent à Baimbridge. Des Guadeloupéens engagés dans la lutte pour leur liberté au cri « vivre libres ou mourir »
Et côté français ? 80 morts des troupes régulières. Acceptons ce chiffre avec les réserves d’usage. Il y en eut sans doute un peu plus. Des morts, peut-être autant chez les conscrits et la garde nationale qui, reconnaît Ménard, « rivalisèrent de courage avec les troupes françaises ».
On peut donc valablement estimer le total des pertes françaises à 200 environ. 850 Guadeloupéens, 200 Français et alliés. Le combat du 25 mai 1802 à Baimbridge et ses suites, provoqua la mort de 1 050 personnes. Ce chiffre se passe de tout commentaire.
Les Français furent vainqueurs. Mais peut-on réellement parler de victoire au sujet d’un tel carnage ?
Ignace, le héros de notre histoire, vient de mourir. Il n’a que 30 ans. Il était écrit qu’il trouverait sur sa route un Pélage qu’une malédiction semblait poursuivre et qui, pour expier une faute, était condamné à trahir, livrer, dénoncer, combattre, massacrer ses sœurs et frères de race, ses amis, ses compagnons d’armes, entraîner dans la mort son propre fils, et perdre son honneur et sa réputation pour des siècles et des siècles.
Dans le mémoire destiné au Premier Consul pour implorer sa grâce, (car malgré tous les services rendus aux Français, il sera déporté et jeté en prison à Brest) il établit une étrange comparaison entre Ignace et lui.
« Si la révolte a éclaté (14), il faut s’en prendre à Ignace qu’on avait voulu arrêter, ainsi qu’aux autres officiers de l’armée, qui craignaient de subir le même sort. Mais cette imputation tombe de soi-même vis-à-vis de pélage. Il suffit pour s’en convaincre de mettre en parallèle sa conduite avec celle d’Ignace. L’un a tout fait pour préparer l’entrée de la colonie aux troupes françaises ; l’autre à tout fait pour les repousser.
L’un s’est joint aux braves guerriers venus de France, il a exposé sa vie, versé son sang, perdu l’un de ses fils, pour conserver cette riche possession à la Métropole ; l’autre, pour lui arracher cette même possession, a entraîné dans sa défection grand nombre d’officiers et de soldats de l’armée coloniale ; il a commis tous les incendies et les massacres qu’il a eu l’occasion de commettre ; enfin, il est mort en combattant contre sa patrie.
Après une conduite si différente, le moyen de douter de l’innocence de Pélage et du crime d’Ignace ? » (15)
La postérité a depuis longtemps tranché la question de savoir qui mena le bon combat et qui fut le criminel. Honneur et respect éternels pour Joseph Ignace ! Maudit à jamais soit Magloire Pélage !
……………………………
(1) J. ADELAIDE-MERLANDE : J. DELGRES, « la Guadeloupe en 1802 » p. 143
(2) Rapport du général LENARD – Vendémiaire An XI. Archives de la Guadeloupe
(3) O. LARA : La Guadeloupe dans l’histoire p. 149
(4) A. LACOUR : Histoire de la Guadeloupe p. 311
(5) Idem
(6) Rapport du chef de l’Etat major général au ministre de la marine et des colonies. Vendémiaire An 11. 1 Mi 4 R (1) Archives de la Guadeloupe
(7) Carte de 1768 et de 1732. Album de géographie historique édité à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931
(8) Mémoire pour le chef de brigade Magloire Pélage
(9) O. LARA : La Guadeloupe dans l’histoire p. 150
(10) Etat des forts et des batteries. 2 frimaire An 5. Correspondance générale C7 A. Archives de la Guadeloupe
(11) A. LACOUR : Histoire de la Guadeloupe p. 316. Cela fut sans doute dit en créole
(12) Mémoire pour le Chef de brigade Magloire Pélage
(13) Rapport du chef de l’Etat major général au ministre de la marine et des colonies Vendémiaire An 11. 1 Mi 4 R (1)
(14) En octobre 1801
(15) Mémoire pour le chef de Brigade Magloire Pélage. Les moyens p.354. Août 1803. Archives de la Guadeloupe.