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Après l’occupation temporaire du Conseil général conduite par le LKP, j’ai beau me tâter, me toucher le front, mesurer ma tension, je n’arrive pas à me sentir choqué plus que de raison. Beaucoup moins que lorsque je vois nos collectivités, de mandature en mandature, utiliser l’argent public afin de maintenir une économie de rente.
En tout cas, ma petite musique, que j’ai envie de faire entendre, est sans commune mesure avec la symphonie des cris de vierges effarouchées, jouée par la bien-pensance de nos parages et orchestrée de main de chef par deux frileux d’un ordre élevé. Je ne ferai pas monter la sauce.
Je m’adresserai d’abord aux amis proches : au LKP, donc.
Je lui dirai que lorsqu’une action, à la différence de toutes celles entreprises jusque là, refroidit ou remplit de doute des soutiens jusque là acquis, lorsque parmi les manifestants même, beaucoup trop, préalablement ignorants de l’intention, se sont sentis mis devant le fait accompli, il faut chercher l’erreur. Gentiment. Sans culpabiliser outre mesure. Ça fait partie du boulot. Le plus sûr moyen d’éviter les erreurs c’est ne rien faire, ne rien tenter.
Et ça, honnêtement, je ne saurais le conseiller. Mais, quand même, quelle que soit sa légitimité et sa capacité de mobilisation, aucun mouvement de contestation ne peut s’offrir le luxe de perdre ne serait-ce qu’un seul allié, sauf [si] l’enjeu en vaut vraiment la peine. Et puis, contraindre le laborieux président Gillot, qui s’est donné tant de mal pour travailler son solo, à s’engluer dans la logorrhée lurélienne, ce n’est vraiment pas sympa, les gars. Heureusement, le LKP n’a pas pris les assemblées pour entamer d’autorité son propre mandat. Il n’aurait su quoi faire de ces deux assemblées. Le Kolektif n’est pas fait pour ça et je ne pense pas qu’il en ait jamais eu le goût.
Mais j’entends criailler : « coup d’Etat », « insurrection »...
Du coup, le Congrès des élus locaux se fait Parlement et nos exécutifs départementaux et régionaux chefs de gouvernement, ou d’Etat, ou…que sais-je encore. Je crois qu’ils deviennent beaucoup trop, et à trop bon compte.
Tout ça pour sur-jouer le rôle de victimes d’une tragédie sur-annoncée. A entendre leurs jérémiades contre de virtuels fascismes, j’en arrive à me demander pourquoi tant de dons de voyance ne leur ont pas permis de voir venir les événements de ces cinq derniers mois. A force d’appeler les pompiers chaque fois que quelqu’un allume une cigarette, nos braves soldats du feu finiront par en avoir ras le front et ne se déplaceront plus le jour du vrai incendie.
Sérieusement, la Guadeloupe a-t-elle vraiment l’impression de vivre un lendemain de coup d’état (même raté) ou d’insurrection ? Monsieur X, continue à jouer tranquillement au loto, madame Z est allée gentiment voir « Solitude, la marronne », DJ .Y, devant ses camarades, slame des mots délicieux, ruisselant de poésie, tandis que sur tous les médias, en toute liberté, nos « rescapés » y vont de leur petit bonhomme de campagne pré-électorale… Dans deux semaines, la bouche enfarinée, écharpe tricolore et tout, ils n’auront pas de mots assez solennels pour commémorer le sacrifice de Delgrès, Solitude, Ignace et nos autres combattants de 1802.
Au fait, c’était quoi, en 1802 ?... Une insurrection, mon bon monsieur !
Donc l’insurrection, ce n’est pas forcément la honte de la Guadeloupe ?
Affirmatif, cher monsieur, il me semble que, république ou pas, on a le droit de s’insurger devant toutes les injustices, y compris celles qui relèvent parfois de la loi. Imaginez-vous Delgrès et Solitude s’obligeant à accepter le rétablissement de l’esclavage par respect du code noir !
Enfin, je veux aussi m’adresser aux amis qui ont eu si mal à leur bulletin de vote en voyant tant de quidams poser leurs fesses sur les fauteuils des représentants du peuple. Ces amis n’ont jamais fondé leur république ni aucune autre, mais ils sont attachés à cette république apprise par cœur. Ils mangent leur pain à l’odeur de son rôt. Ils reconnaissent tous ses principes comme un lait de nourrice. Ah, ce besoin irrépressible d’être bon élève, parmi tous les départements et régions de France ! A faire pâlir de jalousie le citoyen Lambda, d’Auvergne des Landes où d’autres lieux de la mère patrie. Là où la république est née au forceps, par la force et la volonté du peuple français, dans l’insurrection et la paix, par des hauts et des bas, au prix de beaucoup de larmes et de sang. Même du temps où nous étions encore des esclaves.
Ils ont raison de nous avertir que le pouvoir de la rue ne doit jamais se substituer au pouvoir issu des urnes. Je me permets seulement d’ajouter que la rue, ça aide parfois les urnes à être plus sincères et plus clairvoyantes. Ne peut-on pas considérer que la démocratie est plus alerte lorsqu’elle vit, et donc connaît ce type de contestation forte ?
La dramatisation excessive d’un fait aussi banal et aussi rare ici que l’envahissement relativement pacifique et pendant quelques heures d’une assemblée départementale, sans commune mesure avec ce qui se passe couramment en France, me laisse pensif. Je crains que ce type de comportement alarmiste sous-entende que les nègres colonisés doivent prendre plus soin que des citoyens normaux d’un vêtement emprunté que serait la démocratie.
Il leur faudrait mener leur vie politique comme on marche sur des œufs, avec l’œil bleu de Schœlcher qui les surveille en permanence de Là-Haut. Pourquoi l’envahissement d’un conseil général devrait-il traduire autre chose que la colère d’une partie d’un peuple ? Pourquoi la contestation de la légitimité politique des élus serait-elle ici autre chose qu’un ras-le-bol populaire devant une situation sociale toujours plus désastreuse et structurellement inégalitaire ?
Je rêve d’une Guadeloupe où le droit de vote s’exerce librement, c’est-à-dire, allégé de ce foutu boulet qui consiste chaque fois, et avant tout, à faire preuve d’appartenance et d’allégeance à autrui, à travers des institutions mécaniquement calquées sur celles d’une puissance européenne. Qui se fout de mon histoire et ma géographie. Me répéter des siècles et des années durant « nos ancêtres se sont battus pour ça » relève d’une imposture anachronique. Car je ne crois pas qu’ils se soient battus pour que nous acceptions une domination qui ne dit pas son nom. Et qu’on ne me dise pas que « ça » vaut mieux que rien ! Quand donc apprendrons-nous à vouloir exister dans le monde et y prendre toute notre place ?
Le LKP n’est pas toute la société civile, mais c’en est une bonne partie du chemin.
Et la condition d’une société civile efficace est bien sa vigilance, son pouvoir de critique et de surveillance à l’égard de toute autorité politique, fût-elle issue des urnes. Si le régime démocratique est censé représenter les citoyens, il doit pouvoir se prêter à tout moment au contrôle de ces derniers et admettre la société civile comme un moteur de réforme. Si les citoyens, malgré l’exercice du droit de vote, se sentent de moins en moins représentés dans leurs instances élues, il faut en chercher la cause ailleurs que dans le déni de démocratie, les menaces fascistes ou macoutistes. C’est que ces instances n’ont jamais été tout le pouvoir et que les citoyens comprennent désormais que le vrai pouvoir est toujours étranger, et ne fait l’objet d’aucun contrôle des Guadeloupéens. La vie démocratique n’est jamais un long fleuve tranquille.
Frantz Succab
Auteur
Après le Congrès raté