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Les voies du seigneur sont impénétrables
Le collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) a permis au peuple Guadeloupéen de franchir une étape décisive de son histoire. L’évolution du mouvement LKP en Guadeloupe a interpellé tous les observateurs. Certaines personnes ont même pensé l’exporter dans d’autres contextes. Certes, les luttes peuvent s’inspirer de l’organisation remarquable conçue par le collectif guadeloupéen. Mais ce qui s’est passé en Guadeloupe est unique, historique et non reproductible.
A l’issue de 44 jours de lutte, la victoire concerne bien sûr le pouvoir d’achat et la répartition des richesses. C’est énorme ! Mais personne ne pouvait s’imaginer que ce mouvement réussirait cette transformation des esprits vers des valeurs de dignité, d’unité, d’amour et de conscience nationale.
Comment expliquer la mutation spectaculaire du peuple guadeloupéen ?
Comment comprendre que ce peuple, désigné comme lâche, avide consommateur, épris de futilité, premier au hit-parade des déviances...
Comment ce peuple a-t-il pu être le premier rendez-vous du courage, de l’unité et de la dignité ?
Pour comprendre ce mystère, il faut analyser le rôle joué par tous les acteurs, souvent à l’insu de leur propre volonté, comme des instruments du destin.
Par le passé, l’un de vos anciens animateurs de télévision a contribué à décrire une image négative du peuple guadeloupéen : superficiel, frivole, non solidaire, non créatif … Or, l’ironie du sort fait que c’est vous que l’histoire a désigné pour être l’instrument déclencheur de la conscientisation de ce peuple et de sa route vers la dignité. C’est, en effet, grâce au travail réalisé par votre antenne et vos journalistes que les yeux de chacun ont pu s’ouvrir sur les réalités du pays. Cela vous a vraisemblablement causé des déboires avec les représentants de l’État, mais l’histoire retiendra votre contribution à la naissance de l’unité du peuple.
Vous avez voulu faire respecter l’état que vous représentiez et qui était publiquement désigné comme un accusé. Mais en appliquant les consignes qui vous avaient été données, vous avez offensé publiquement la Guadeloupe. Vous avez tourné le dos à l’ensemble des partenaires en pleine négociation et accompagné cet acte de toute la solennité requise pour en appuyer la signification. Le peuple guadeloupéen avait déjà appris à réagir aux coups de pied en exprimant sa colère. Mais il n’était pas habitué à décoder les offenses lorsqu’elles sont enrobées de finesse et de politesse. Alors il est resté perplexe, sans pouvoir interpréter votre geste. Heureusement que l’offense a affecté aussi les élus.
Car ils sont, eux, plus habitués au décodage des offenses subtiles. En obligeant les fonctionnaires de l’État à quitter la salle, en laissant sur place la Guadeloupe abasourdie, c’est vous qui avez créé les premiers germes de l’unité du peuple. Vous avez, sans le souhaiter, souligné la composante ethnique des dirigeants qui ont dû vous suivre. En infligeant cette insulte aux représentants du peuple guadeloupéen sous l’oeil des caméras, vous avez permis à chaque guadeloupéen, dans chaque foyer, de mettre un contenu concret sur le concept de dignité.
Nous avons tous ressenti une grande blessure, du plus profond de notre histoire collective. C’est d’ailleurs à l’issue de votre prestation que le mouvement a acquis l’adhésion populaire (plus de quarante mille manifestants). Vous avez été en quelque sorte le catalyseur involontaire de la conscience nationale.
Vous nous avez démontré votre attachement à la Guadeloupe mais aussi votre impuissance à la défendre face à un système qui vous attribue un rôle dont la finalité est d’assurer la permanence de ce système. Votre désarroi nous a montré comment votre conscience pouvait balancer entre votre fibre patriotique guadeloupéenne et vos intérêts personnels. Nous avons perçu le malaise que vous éprouviez quand votre rôle ambivalent apparaissait de plus en plus lisible, et votre pudeur à voir étaler vos contradictions devant toute la population. Vos réactions très humaines et parfois touchantes traduisaient votre fragilité derrière les apparences du pouvoir. En descendant de votre piédestal, le temps d’un spectacle de négociation, vous vous êtes rapprochés du peuple. Certains d’entre vous contraints et humiliés, d’autres plus volontaires et engagés. Devant les propositions du président de la république vous avez diversement résisté à la tentation de rompre le lien de loyauté avec le peuple. Mais la diversité de vos conduites a permis au peuple guadeloupéen de renforcer sa vigilance civique et par conséquent de devenir plus responsable dans son engagement pour construire la démocratie au lieu d’en subir les simulacres.
Vous avez renié la parole de l’État. Ce faisant, vous avez ouvert les yeux à tous ceux d’entre nous qui avaient la naïveté de croire dans l’intégrité des représentants de l’état. En dépit de la bonne volonté évidente que vous avez manifestée pour conduire les négociations, vous avez tenu le rôle ingrat de celui qui devait rompre le lien de confiance aveugle avec lequel vos prédécesseurs avaient su nous endormir. C’est donc grâce à votre rôle que nous apprenons à demeurer désormais vigilants face aux promesses des hommes politiques qui représentent l’état Français.
Vous avez voulu tenir le langage de la fermeté : force doit rester à la loi. Mais cette fois, la loi s’est montrée délibérément hostile aux intérêts du peuple. En restant rigide sur votre position, vous avez incarné un gouvernement de la république qui choisit le camp des profiteurs. Les guadeloupéens sont très légalistes, au point que même les conséquences négatives des lois sont acceptées avec passivité et résignation. Merci de nous avoir démontré que la loi française n’est pas conçue dans l’intérêt de notre peuple et que lorsque nous réagissons à ce qui parait injuste, vous imposez la soumission par la force des armes. La conséquence, c’est que le peuple a pu ainsi reconstruire le fil de son histoire, qui est celle de l’exploitation, et réaliser qu’au fond, les rapports n’avaient pas changé avec le temps. Le 21ème siècle s’ouvre avec une gouvernance qui perpétue des rapports coloniaux.
Vous avez représenté, avec une froide indifférence, un ministère qui se soucie peu des cris venant des colonies. Votre réaction après la mort du syndicaliste Jacques Bino nous a montré le visage d’une France qui accorde peu de valeur à la vie des nègres. Vous nous avez menacés de répression alors que nous faisions le deuil de l’un des nôtres. Vos seules paroles de compassion ont été adressées à vos gendarmes blessés au cours des manifestations. En vous comportant ainsi, vous nous avez aidés à nous débarrasser de nos dernières illusions en ce qui concerne la façon dont l’État français considère ses départements d’outre-mer. Ainsi vous nous avez aidés à comprendre que si nous voulons survivre dans nos rapports avec cet État, c’est en comptant sur notre amour de nous-mêmes. En optant pour la répression, vous avez aidé le peuple en lutte à mettre des images concrètes sur son histoire et à construire le lien avec les tueries du passé comme celle de mai 67. Nous comprenons alors mieux les enjeux des luttes de nos ancêtres. Merci de nous avoir réconciliés avec notre histoire.
Appelé par vos fonctions pour gérer une crise mondiale, vous avez négligé les cris de ce minuscule papillon qui s’agitait à huit mille kilomètres. Et votre silence a brisé le tympan du peuple qui s’est senti largué par la république. Alors les guadeloupéens ont choisi de se rassembler, de s’organiser pour faire face au destin. Vous avez compris trop tard que ce cri exprimait la douleur de tous les peuples colonisés de l’outremer. La main tendue aux élus ne pouvait pas suffire. Ce long mois de silence a permis aux peuples qui ont vécu la même histoire de réaliser l’union sacrée. Même les rivalités entre îles ont été oubliées pour amorcer une nouvelle solidarité entre les peuples d’outre-mer. Merci de nous avoir laissé le temps de nous retrouver en tant que peuple. Merci de nous avoir laissé le temps de rencontrer les autres peuples d’outremer afin d’esquisser avec eux et avec les autres opprimés les bases de la lutte pour construire un autre monde. Merci de nous avoir permis de donner une envergure internationale à la lutte anticoloniale.
C’est l’école qui était chargée de porter le coup de grâce au mouvement LKP. Après plus de quatre semaines de lutte, on pouvait croire que la mobilisation populaire s’épuisait et tenter de rompre la cohésion. Comment le peuple, si attaché à la réussite de l’école, pouvait-il résister à l’appel à la reprise tandis qu’on lui brandissait le spectre de l’échec aux examens ? Comment les enseignants pouvaient-ils aller contre leurs intérêts corporatistes ? C’était bien joué ! L’annonce de la rentrée était destinée à disloquer la lutte sociale qui s’essoufflait déjà avec la souffrance du peuple. Nul ne pouvait imaginer que le peuple, même blessé, allait répondre à l’appel de ses défenseurs en faisant le choix de l’unité et de la solidarité. Mais le peuple s’est souvenu de l’histoire des 40% de vie chère, et, cette fois, les fonctionnaires ont été solidaires des autres. C’est ainsi que ce dimanche soir, devant la Mutualité, des milliers de Guadeloupéens venus pour répondre à la question posée ont, contre toute attente, levé des milliers de mains pour voter la poursuite de la grève générale.
Ainsi, votre ruse n’a eu pour effet que de provoquer un élan de solidarité entre les fonctionnaires et les autres catégories de la population. En plaçant le peuple devant ce choix, vous lui avez donné l’occasion d’entamer la réparation de la fracture historique de la société guadeloupéenne.
En convoquant les professionnels de Canal 10, vous avez montré au grand jour un visage de la justice, partisane. En infligeant vos longues interviews, visiblement orientées, pour remplacer l’information des journalistes convoqués, vous avez aidé le peuple à comprendre les mécanismes de la justice coloniale.
Vous avez pris l’initiative de vous attaquer au leader du mouvement LKP. Vous avez montré ainsi que la justice était capable des manipulations les plus grotesques pour protéger le camp des profiteurs. Mais votre action n’a eu pour conséquence que la consolidation de l’unité populaire. Car chacun a bien compris qu’on assiste là aux derniers soubresauts maladroits d’un système qui sent le sol de la colonisation se dérober sous ses bottes. Merci de nous offrir la joie de cette victoire.
Vous avez bien interprété le personnage du méchant, machiavélique et borné afin de protéger les véritables méchants qui vous utilisaient comme paravent, comme bouclier des profiteurs. Je crois qu’il s’agit d’un personnage et que dans votre vie ordinaire vous avez des qualités personnelles que vous vous êtes appliqué à cacher. Votre comportement nous a rappelé comment dans l’histoire de notre peuple les colons et les esclavagistes ont toujours utilisé des nègres comme arme contre des nègres. Mais le peuple saura vous pardonner parce que, au fond, vous êtes aussi une victime de ce système colonial. Vous vous êtes livré corps et âme dans ce rôle qui ne vous honore pas, mais qui était nécessaire pour aider chacun à comprendre jusqu’où les profiteurs peuvent aller pour maintenir leur hégémonie et pérenniser des rapports d’injustice.
C’est grâce à votre entêtement farouche que nous avons pu assister à une dislocation du patronat et à la naissance d’un patronat guadeloupéen qui vient renforcer l’unité du pays en proposant d’autres rapports socio-économiques et humains dans le monde professionnel.
Cette dislocation a permis à chaque guadeloupéen d’identifier les siens (le "nou" de la chanson) et de les distinguer des autres, les exploiteurs (le "yo" de la chanson). Elle favorisera sans doute l’émergence de nouveaux comportements de consommateurs. Elle permettra de reconstruire le tissu relationnel entre salariés et patrons au sein des entreprises guadeloupéennes. Ainsi vous aurez été l’artisan malgré vous du nouvel ordre économique que vous vouliez compromettre.
Quand le mouvement pacifique du LKP a rencontré ses limites fasse à l’inertie du pouvoir et à la stratégie de pourrissement, quand la réponse à la mobilisation populaire fut une répression brutale et injustifiée, c’est vous qui avez réagi. Vous avez fait peur à tout le monde avec vos actions folles et désordonnées. Certes, votre fougueuse réaction de colère a été jugée illégale anarchique et immorale. Mais il est probable que sans vos excès, la situation conflictuelle s’enliserait. C’est le caractère incontrôlable de votre folie qui a provoqué le retour fébrile de tous les protagonistes à la table de négociations. Vous avez sans doute ainsi contribué à mettre fin à la stratégie de pourrissement qui nous conduirait vers la famine et des affrontements fratricides.
Votre agitation a eu aussi pour effet d’interpeller notre société et de rappeler aux plus âgés que vous existiez et que vous aviez aussi à exprimer toutes les souffrances sociales dont vous êtes les premières victimes. Vous vous êtes montrés dignes de la confiance des autres en répondant à l’appel du message de pacification et en étant sensibles aux valeurs de dignité et de fraternité qui animait le collectif. En définitive votre réaction a provoqué la nécessité de sortir des attitudes de stigmatisation et de dépasser les jugements moralisateurs pour construire une véritable fraternité entre les générations.
Tu as consacré ton existence à la défense des plus démunis. Ton pays a pris ta vie pour sceller son unité. On a déploré ta mort comme un incident tragique. On a cherché à l’utiliser comme argument pour remettre en question la légitimité de la lutte. Mais au-delà de la douleur que nous avons tous ressenti, le sens profond de ta mort s’impose, avec une signification universelle. L’accord qui porte ton nom symbolise à jamais la dignité conquise pour tous ceux qui, en Guadeloupe comme dans les autres pays du monde, sont victimes du mépris et de l’exploitation par des profiteurs.
C’est toi qui as été choisi pour conduire cette entreprise d’unification de la Guadeloupe et d’éveil des consciences. Tu nous as imposé quarante-quatre jours de privations et de frustrations. Mais tu as su convaincre le peuple de rester uni et de suivre la voie tracée par le collectif LKP.
Tu as probablement été surpris, toi-même, de la dimension et de la portée de ce mouvement. Tu as récolté bien plus que ce que tu as semé. Après avoir planté des revendications sociales locales, tu as vu fleurir la dignité d’un peuple et l’espoir d’un autre monde. Tout cela est dû en grande partie aux qualités personnelles que tu as montrées. Tu as incarné le modèle de l’homme guadeloupéen nouveau.
Un homme capable de faire face aux profiteurs avec calme et détermination, avec compétence et sérénité, avec intelligence, patience et tolérance. Tu as prouvé à tous les guadeloupéens qu’ils peuvent garder la tête haute devant les hommes du monde entier. Tu nous as montré que c’est en étant fiers de nous-mêmes que nous pourrons mieux aimer et respecter les autres. Tout cela, tu ne l’as pas fait de manière volontaire et consciente, mais en étant simplement ce que tu es.
Aux militants du LKP pour avoir illustré l’esprit du sacrifice et du don de soi pour la cause commune. A toutes les composantes de la population. A ceux qui ont été de plus en plus nombreux à se mobiliser, à chanter en marchant « gentiment », même lorsqu’ils n’étaient pas directement concernés par les revendications, car ils ont ainsi inauguré la naissance d’un lien social. A tous les opposants car leurs critiques ont permis de nourrir les échanges conflictuels sans lesquels une véritable opinion publique ne saurait se constituer. Aux tanbouyé qui ont fait sonner le gwoka pour soutenir la lutte. Aux journalistes et animateurs des médias qui ont mis leur compétence professionnelle au service de tous.
Aux jeunes et aux vieux, aux croyants et aux non croyants, aux hommes de toutes les couleurs qui ont appris à se découvrir et à essayer de mieux vivre ensemble. Aux peuples de l’outremer qui ont unis leurs voix aux nôtres. Au peuple de la France lointaine qui a exprimé sa solidarité avec notre combat, montrant ainsi que les peuples peuvent vivre ensemble même si certains dirigeants politiques se figent encore dans une posture coloniale.
Merci à tous ces acteurs qui ont joué le rôle qu’ils devaient jouer, au moment où il le fallait. Tout s’est passé comme si Dieu avait choisi la Guadeloupe comme lieu planétaire où devait se jouer une scène exemplaire pour un nouvel ordre dans les relations entre les hommes et les peuples. Comme si Dieu avait désigné les acteurs en choisissant des hommes ordinaires pour incarner des personnages caricaturaux afin de déclencher les événements plus visibles pour l’ensemble des hommes. Comme si Dieu avait écrit le scénario et dirigé les rôles de façon à provoquer l’éveil des consciences endormies et à dessiner les voies d’un changement vers une nouvelle humanité.
Alain DORVILLE
Baie-Mahault, le 10 mars 2009